Le monochrome, le noir et blanc, la grisaille ou encore le camaïeu ponctuent régulièrement l’histoire de l’art, que ce soit par défaut de gamme chromatique comme dans les peintures rupestres ou par intention expresse comme dans le vitrail. Avec l’invention de l’imprimerie, le regard humain se familiarise avec le noir sur blanc. L’esthétique de l’absence de polychromie traverse ensuite les siècles, s’étendant aux volets peints des retables des 15 et 16e siècle, aux représentations des vanités, à la figuration du divin au rococo ou encore au classicisme pour rechercher la «noble simplicité et la grandeur tranquille». Au fil du temps, les idées autour de la couleur, ou plutôt de la non-couleur, se sont précisées, glorifiant la ligne et la forme au détriment des coloris considérés comme distraction voire péché.
La réforme protestante a largement contribué à cette vision austère des choses. Les teintes de rouge, orange, jaune ou vert sont alors bannies des garde-robes et des murs des églises. Cette expression de la simplicité, de l’humilité et du sérieux se reflète encore des siècles plus tard dans la production de masse chez Henri Ford qui ne fabriquait, au départ, que des voitures noires.
Mais plus que l’idéologie, c’est la science qui induit une opposition entre les couleurs et le noir et blanc – le gris, en tant que dégradé des deux, est à inclure dans cette rupture qui survient au 17e siècle. Auparavant les Grecs antiques structuraient leurs couleurs sur une échelle linéaire de clarté allant du blanc au noir: le jaune étant un peu plus foncé que le blanc et le bleu se situant juste avant le noir. Le rouge et le vert se situent au milieu, deux teintes qu’au Moyen Âge l’on considérait toujours comme quasi-équivalentes.
En 1666, les travaux d’Isaac Newton vont introduire une vision plus spectrale de la gamme chromatique. Ainsi, le noir et le blanc ne sont plus considérés comme des couleurs. Le disque chromatique de Newton organise les couleurs de la lumière visible au nombre de 7, appelées primaires. Le noir ou le gris neutre deviennent l’absence de couleur (lumière) et le blanc la recomposition de toutes les couleurs. L’arc-en-ciel ne contient ni l’un, ni l’autre. Pendant plus de trois siècles, le noir et le blanc ainsi que tous leurs dégradés ne seront plus considérés comme des couleurs.
Les cercles chromatiques démocratisés par Goethe ou Itten, pour ne citer que ceux-là, finissent par diviser l’art en colore et incolore. La photographie, le cinéma et même la télévision vont consolider cette vision bipartite.
Pendant cette évolution lente de l’histoire des couleurs, des qualités diverses et opposées vont être attribuées aux tons gris. L’éventail va par exemple dans le vestimentaire, de la pauvreté des ordres ecclésiastiques jusqu’à la richesse élégante du costume anglais. Dans le registre des sentiments, l’écart se creuse entre une douce tempérance et une triste vieillesse. Cette codification sociale et culturelle se glisse dans les oeuvres d’art.
Les deux artistes contemporains Hans op de Beeck et Erwin Olaf recourent sans conteste à ces valeurs implicites dans leur dialogue avec les photographies de Steichen pour créer un univers sensoriel singulier, réintroduisant les dégradés de gris en force pour focaliser l’attention du visiteur sur les non-dits intemporels.
Texte: Muriel Prieur / Images: Éric Chenal
Source: MuseoMag N°II 2023