On le sait et il ne cesse de le clamer: la matière, c’est son affaire. Mais l’artiste, par-delà son recours singulier au feu et à l’eau, aime aussi pétrir les mots. À l’encre de son feu intérieur…
Si certains de ses psychogrammes ou «dip paintings » – ces fameuses encres de Chine fixées par un bain d’eau spécifique – laissent croire une volonté d’expression calligraphique, Unger assure qu’il n’en est rien. «C’est juste le fruit d’une gestualité bien à moi, qui s’impose et qui m’importe.» Ne traduisons donc pas si vite en besogne, ne cherchons point d’abécédaire dans ses encres de Chine.
Les mots adviennent, oui, mais sur un autre support, dans un autre espace-temps, quand l’inspiration se fait verbe. Certes, c’est bien par les arts plastiques qu’il a affirmé sa singularité, s’aventurant dans l’exploration de techniques qui ont fait sa marque de fabrique. Mais attardons-nous plutôt sur ses carnets de notes dont quelques délicats exemplaires figurent parmi la sélection d’oeuvres de L’Alchimiste.
D’emblée, on est saisi par la lucidité de cette affirmation dans l’un des carnets ouverts: «Sur la scène artistique de mon pays, je suis plutôt un ÉLECTRON LIBRE.» Ce dernier mot figure en escalier sous le texte, et en face, le tout est croqué de manière schématique, comme une formule chimique. Il ajoute, amusé: «La forme, le style, c’est évidemment important; mais ne jamais se prendre trop au sérieux l’est tout autant. Dans la vie, l’ironie est un rempart.»
Gaston Bachelard (1884-1962), philosophe«Un bien sentimental»
Face à la diversité de ses carnets – «une cinquantaine », selon l’artiste, choisis lors de ses voyages ou au gré de ses visites chez des bouquinistes, comme lors d’un séjour dans l’Eifel où il met la main sur un lot de livres en braille qu’il va recouvrir de dessins –, on est frappé par les différentes textures de papier et par la constante fluidité du geste à l’œuvre.
Tel un choréologue, il fixe le mouvement du signifié, donne corps à ses pensées et rend compte d’une autre facette de sa vie intérieure. On songe alors à Gaston Bachelard qui dans L’Eau et les rêves écrit: «Seule une matière peut recevoir la charge des sentiments et des impressions multiples. C’est un bien sentimental.»
Quand le verbe poétique s’est-il fait chair dans son parcours d’artiste? «J’ai toujours été un grand amateur de poésie – mes années parisiennes y ont pour sûr contribué. À Paris, je comptais parmi mon cercle d’amis le poète Emmanuel Looten. Nous étions très proches», note celui qui affectionne toute l’oeuvre de Paul Éluard. La forme poétique, il se l’approprie très tôt sans pour autant chercher à se faire publier – «Je ne m’en sentais pas à la hauteur.» – ni même à se rapprocher du milieu littéraire pour illustrer des plaquettes d’écrivains.
Arthur Unger (*1932), artiste«Une belle poubelle»
«J’annote avec spontanéité ce qui doit être couché sur papier: mémoires, pensées, mots et choses qui me traversent et me travaillent», explique-t-il au cours d’un échange au musée. Il est venu avec un de ses carnets, dont la couverture a été personnalisée à gros coups de peinture rouge et sur laquelle une bandelette de tissu est figurée en jaune. En haut de la page 2, on lit «Carnet ‘intime’» et on s’avise, en le parcourant, qu’il entremêle deux genres voisins: le journal «intime» et le carnet de croquis.
S’il s’ouvre sur une citation de Khalil Gibran – «Entre l’imagination et la réalisation, il y a un espace que l’homme ne peut franchir que par son ardeur» –, il contient bien des recoins de jardins secrets. De fait, des confessions intimes viennent s’intercaler entre notes de voyages, souvenirs de rencontres et fragments poétiques. «J’y ai beaucoup déversé de moi-même: ces carnets ont été le réceptacle de mes déchets, mais sont au final une belle poubelle», ajoute-t-il avec le sourire.
En parcourant son carnet, plusieurs anecdotes de vie affluent. Unger évoque Paris, les soirées dansantes, les cercles d’artistes qu’il fréquentait puis passe à l’Afrique où il fit sa carrière militaire, raconte qu’après avoir recueilli deux bébés antilopes, il les nourrit au biberon pour le plus grand effarement des autochtones, convoque ému le souvenir de ses fidèles compagnons – «toujours des caniches». Ses carnets, il les a tenus avec plus ou moins de régularité: «Il faut que ce soit spontané», insiste-t-il, comme les poèmes qu’il couche sur papier et qui lui viennent d’un seul jet, pour en nous faire ricochet: «À l’heure non écrite / À l’endroit non choisi / La vie se déchire / Pour faire naufrage / Dans l’océan du silence.»
Texte: Sonia da Silva / Images: Éric Chenal - Sonia da Silva