L’exposition photographique d’Alfredo Cunha que nous accueillons à partir du 19 juillet après sa présentation au Museo do Neo-Realismo lui a valu le prix «photographe du patrimoine», distinction remise par l’Association portugaise de muséologie (APOM) pour la qualité de son travail et l’impact social dans le cadre du jubilé de la Révolution des OEillets. Dans un entretien qu’il nous a accordé, il revient e.a. sur l’iconique portrait du capitaine Salgueiro Maia.
Nous avons programmé cette affiche en écho à La révolution de 1974. Des rues de Lisbonne au Luxembourg. Connaissez-vous le Grand-Duché?
Oui, je m’y suis déjà rendu à plusieurs reprises, notamment comme photographe officiel de Mário Soares en 1988. Auparavant, j’avais eu l’occasion de réaliser un reportage sur l’immigration portugaise. En revanche, c’est la première fois que j’expose au Luxembourg et je suis très honoré que précisément cette exposition-ci fasse le voyage car elle est d’une très grande qualité muséologique, qui plus est placée sous la curatelle d’un grand professionnel en la personne de David Santos, directeur du Museu do Neo-Realismo.
Dans les années 70, des milliers de Portugais prennent la fuite et quittent le pays, soumis à une dictature austère depuis 1933. Comment le jeune garçon que vous êtes alors vit-il sa jeunesse en pleine répression sociale, économique et politique?
C’était évidemment très dur. Et les gens aujourd’hui – notamment la jeune génération – ne s’imaginent pas ce que c’est que d’être totalement privé de liberté. C’est inimaginable… J’ai peine à l’expliquer à un jeune d’aujourd’hui: alors je leur dit que même le Coca-Cola était interdit ou bien qu’il fallait une autorisation pour avoir sur soi un briquet. La vie était très dure, très compliquée… C’était un pays très fermé, et on le ressent aujourd’hui encore à travers les traits du conservatisme et de la bureaucratie inhérents au système, tout cela est l’héritage d’un contrôle excessif du régime dictatorial.
Quand éclate la Révolution des OEillets, vous avez vingt ans et travaillez pour le journal O Século. Comment apprenez-vous la nouvelle?
Nous, journalistes, étions à la source et savions qu’une révolution allait se produire, d’ailleurs, tout le monde était convaincu qu’elle devait avoir lieu le 29 avril, symboliquement juste avant le 1er mai. Dans notre milieu donc, la chute du régime n’est pas une surprise, c’était quelque chose d’imminent et le pays pressentait ce tournant.
Encore faut-il dire que ce «pressentiment» n’est perceptible que par certaines couches sociales, et dans certains centres névralgiques du pays.
Disons que cela tient évidemment au fait que certaines régions étaient plus politisées que d’autres mais aussi de manière générale à l’absence d’information, au manque général de littératie, voire au fort taux d’analphabétisme, qui était immense avant le 25 avril.
Retour à la Révolution: quand elle éclate vous avez 20 ans, l’âge pratiquement d’être convoqué au service militaire. Vous sortez dans la rue avec votre appareil photo et quarante rouleaux de films en poche. Racontez-nous comment s’est déroulée cette journée.
Ce jour-là, je suis en effet à quelques jours de ma convocation pour le service militaire, auquel j’aurais dû me présenter en avril 1974 si la Révolution n’avait pas eu lieu. Le 25 avril est un jour mémorable qui va déterminer toute ma carrière et sur le plan personnel, m’emplir d’une joie immense puisqu’il va nous permettre de vivre enfin en démocratie. C’est une journée de travail que je vis dans une effusion enthousiaste et dans un rythme de travail soutenu. J’ignorais si la journée allait connaître une issue heureuse ou non, mais j’avais la certitude qu’il fallait tout couvrir.
Vous dites que la Révolution était programmée pour le 29 avril: d’où provenait cette information?
Il y avait des échanges entre les rédactions et les militaires, non pas avec moi directement car j’étais jeune stagiaire mais ces échanges existaient.
À votre retour du terrain, le célèbre portrait de Salgueiro Maia est pourtant écarté par la rédaction O Século. Comment expliquer son caractère emblématique aujourd’hui?
Cette image a été, disons, ignorée à l’époque: elle n’a simplement pas eu la faveur de la rédaction au motif que rien ne se passait sur cette image. A posteriori, je comprends ce choix car jusqu’à cette date, personne ne savait qui était Salgueiro Maia. C’est un militaire qui ce jour-là endosse un rôle politique capital mais qui en dehors du 25 avril poursuit une carrière militaire banale. Donc parler de lui et de son rôle 50 ans plus tard est très différent que de parvenir à subodorer à chaud son importance le jour des événements.
Soit dit en passant, bien que héros de la Révolution des OEillets, il a été très injustement traité: les uns l’ont condamné pour avoir joué un rôle-vedette pour avoir été aux avant-postes, les autres – certains de ses pairs – l’ont critiqué pour avoir déclenché le coup d’Etat. Il s’est même vu refuser une pension de militaire par un ancien président de la République en la personne de Cavaco Silva, qui ne s’est pas gêné de l’accorder à des anciens agents de la PIDE. Salgueiro Maia a subi une déconsidération énorme
En le photographiant, avez-vous conscience de construire la légende d’un héros?
Sur le terrain, il m’interpelle d’emblée, voyant que je cherche à photographier en catimini. Il me signale qu’un tel comportement est imprudent et que je risque de passer pour suspect. Il insiste pour que je fasse mon travail de manière visible et transparente afin que les militaires puissent m’identifier comme photoreporter. Par cette interpellation ferme et directive, je saisis tout de suite son aura de leader, qu’il fait office de commandant des opérations – ce qui se vérifiera au cours de la journée.
Il faudra attendre néanmoins 20 ans que le journal Público exhume de mes archives cette image et la rende iconique pour accompagner un éditorial célèbre au titre fameux «Os olhos do capitão» («Les yeux du capitaine»).
Vous devenez par la suite le grand photoreporter du processus de la décolonisation: c’est un choix professionnel de votre part?
Non, à l’époque je n’étais pas habilité à exprimer mes préférences de reportage. Il se trouve que personne ne voulait se rendre dans les anciennes colonies car tous étaient obnubilés par ce qui se passait sur le continent. Toute cette effervescence faisait écran sur ce qui se passait dans les anciennes colonies.
Qu’observez-vous alors?
J’assiste à un authentique drame en raison du prolongement de la guerre du régime antérieur, qui plus est doublé d’un processus de négation. La décolonisation ne s’est pas effectuée sans heurts car il n’y a pas eu de temps préalable pour des accords et des phases de transition. Le dialogue n’était plus possible, c’était déjà trop tard: ce qui importait, c’était rapatrier de toute urgence les Portugais.
L’afflux des retornados, des gens qui pour beaucoup n’avaient jamais mis les pieds au pays, a permis un vrai dynamisme au Portugal sur le plan économique. Le pays était sclérosé, très dépendant du pays. L’Etat pesait jusque-là à tous les niveaux, déterminant quasiment qui est riche et qui est pauvre.
Avant le 25 avril, nombre de textes et d’articles étaient censurés par la PIDE, mais en allait-il de même de la photo? Plus tard même, vous ferez les frais de ces relents liberticides lors d’un séjour en Guinée...
Oui, absolument, les images étaient elles aussi soumises à la censure. Je travaillais au sein d’une rédaction socialement très engagée, dirigée par la très grande journaliste Maria Antónia Palla [ndlr: mère du Premier ministre portugais sortant António Costa], une journaliste féministe très engagée dans la lutte anti-régime. Et sans surprise, j’ai vu un de mes reportages photos sur l’état de hôpitaux civils de Lisbonne censuré.
En Guinée, après le 25 avril, je suis même fait prisonnier puis expulsé par le président Spinola pour avoir photographié des soldats qui exhibaient des drapeaux blancs. C’était insensé!
Le coup d’Etat du 25 avril 1974 fait en tout cinq morts mais si l’on tient compte d’une temporalité plus large jusqu’à l’approbation d’une nouvelle Constitution en avril 1976, les victimes sont bien plus nombreuses. Le terrain en Afrique est particulièrement explosif. Êtes-vous pris de peur sur place?
Evidemment que j’ai eu peur, j’ai d’ailleurs toujours eu peur sur des territoires en guerre car qui n’a pas peur est fou et surtout ne survit pas. De plus, entre l’indépendance du Mozambique et l’indépendance de l’Angola, je fais pas mal d’allers-retours pour fournir la rédaction en matériel.
Par la suite, vous changez de position et passez de photojournaliste à photographe officiel de deux chefs d’Etat : Ramalho Enanes et Mário Soares. Qu’est-ce qui vous conduit à endosser un rôle si protocolaire?
J’opère cette transition par pure question économique. Si ça n’avait pas été le compagnonnage de Maria Antónia Palla, qui a eu une très grande influence sur ma formation politique et journalistique, j’aurais quitté le journalisme plus tôt pour me tourner vers la publicité car le journalisme à l’époque était très mal payé (hélas!, encore aujourd’hui). C’était une option qui me séduisait moins mais j’étais alors marié, j’avais un enfant à charge…
Vous avez traversé des difficultés qui vous ont conduit à
faire des options de carrière alimentaires mais n’avez-vous jamais songé
à quitter le Portugal?
J’ai déjà eu cette
tentation, mais néanmoins je ne suis jamais parvenu à demeurer longtemps
loin de mon pays. Je me suis installé trois mois en Suède et au bout de
ces 90 jours, j’ai craqué et suis retourné au pays. Le soleil, la
lumière me manquaient trop…
Quel bilan faites-vous de l’avancée du pays 50 ans après l’installation de la démocratie?
C’est
le jour et la nuit, le Portugal est un autre pays, en dépit de tous les
problèmes que nous rencontrons. Le Portugal est infiniment meilleur. Ce
que nous traversons actuellement est une crise politique au coeur de
laquelle la question de l’habitation pèse lourd: un problème grave et un
réel défi pour notre avenir.
Propos recueillis par Sonia da Silva - Images: Alfredo Cunha
Source: MuseoMag N°III 2024