Dans les coulisses de l’enregistrement de témoignages pour l’exposition La révolution de 1974. Des rues de Lisbonne au Luxembourg
Le studio est plongé dans l’obscurité et seuls quelques spots mettent en lumière l’interviewé.e, installé.e devant un drap noir, face à trois caméras qui tournent, prêtes à capturer le récit d’une vie.
Quatorze personnes se sont livrées à cet exercice intime encadré techniquement par Capsule Vidéoproductions au fil de cinq journées de tournage, dont deux au Portugal. Les questions que les commissaires d’exposition ont soulevées invitaient les témoins à dérouler leur expérience personnelle des années 60 et 70. Des histoires très diverses, reflétant des parcours de vie singuliers, pleins d’impressions et de souvenirs personnels, ont ainsi émergé. Si ces trajectoires individuelles semblent à première vue très éloignées les unes des autres, elles ont toutes un point commun: la vie de ces personnes a été marquée par la dictature portugaise et par la période de la Révolution des OEillets.
Le 50e anniversaire de cette révolution au Portugal qui a mis fin à une dictature longue de près d’un demi-siècle, est l’occasion de documenter ces mémoires. La commémoration du jubilé est pour beaucoup aussi un moment d’introspection et de réflexion sur un vécu dont ils n’ont pas ou peu parlé par le passé. Les commissaires de l’exposition ont ainsi choisi les témoins pour la diversité de leur parcours. Les différents points de vue exprimés sur la dictature et le 25 avril 1974 permettent d’illustrer que la mémoire collective n’est pas univoque et que les événements ont pu être perçus de manière particulière, les souvenirs des uns étant parfois en contradiction avec ceux des autres. Passons en revue quelques témoignages.
Voix du Luxembourg
António Paiva, déjà connu du musée pour sa contribution orale dans le cadre de l’exposition sur Le passé colonial du Luxembourg, était heureux de pouvoir cette fois-ci plus longuement s’étendre sur son passé de réfractaire. Arrivé au Luxembourg en 1971, il n’a jamais cessé depuis de s’exprimer politiquement, s’engageant dans diverses associations représentant notamment des hommes qui, comme lui, avaient refusé net s’engager dans les guerres coloniales en Afrique. En tant que dissident et exilé, António Paiva fut tout naturellement placé sous la surveillance de la police politique portugaise, la PIDE, laquelle avait fait établir un dossier sur sa personne, suivant de près ses faits et gestes.
Elsa Trindade, ancienne secrétaire de l’a.s.b.l. Les Amis du 25 Avril, est née à Nazaré en 1960. Timide et réservée à son arrivée au studio, Mme Trindade réussit à nous captiver par la vivacité de son récit. Elle raconte son enfance pendant la dictature, une époque pas si lointaine mais bien différente de la vie au Portugal d’aujourd’hui. Elle se rappelle que son père s’enfermait dans son magasin pour écouter la BBC en cachette. Elle parle aussi des premières années après la révolution qui soufflent un vent de liberté à mille lieues de l’esprit de censure des dernières années de la dictature, lui permettant notamment d’accéder aux livres de son choix, interdits jusque-là.
Serge Kollwelter, dont l’engagement pour les droits des immigrés au sein de l’ASTI est légion, travaillait comme instituteur d’une classe d’accueil: il lui semblait alors très important de savoir parler le portugais. En 1973, il est parti au Portugal pour la première fois afin d’apprendre la langue. Il a ainsi connu le pays sous le joug de la dictature. Avec d’autres personnes sensibles à la cause sociale, Serge Kollwelter s’engage alors pour améliorer l’accueil des Portugais au Luxembourg, venus souvent de manière illégale, et logeant parfois dans des conditions inhumaines.
Né en Guinée portugaise, Quintino Gomez a vécu la guerre coloniale comme enfant. Il a mis un point d’honneur à se présenter devant la caméra avec un drapeau guinéen sur les épaules. Il a raconté son enfance sous l’occupation portugaise et le changement dans l’éducation après l’indépendance, sa motivation à rejoindre le Luxembourg et il nous a rappelé à regret que son pays natal est aujourd’hui encore une dictature, privé de liberté d’expression.
João Rolo Domingues a exercé comme soldat en Guinée-Bissau dans une unité spéciale de la marine portugaise. Il a décidé de partir pour le Luxembourg une semaine après la fin de son service militaire et son retour au Portugal. De nature joviale, il devenait plus tourmenté à chaque fois qu’il devait évoquer le passé militaire: il a souligné l’absurdité de son engagement en Afrique, d’autant plus qu’après la Révolution, les colonies pour lesquelles les militaires s’étaient battus ont si rapidement acquis leur indépendance.
Maria Ivete Beranjo Cardoso et Francisco Manuel Neves Jordão
sont en couple depuis la fin des années 60. C’est d’abord Francisco qui
nous a raconté comment il est venu au Luxembourg avec son contrat de
travail de la fonderie Massard à Kayl. Sa femme l’a suivi avec un visa
touristique. Leur fille aînée est restée alors au Portugal. Ils ont
rapporté qu’il aura fallu payer une certaine somme au consulat afin que
le nom de leur fille soit finalement inscrit sur leur passeport afin de
pouvoir les rejoindre au Luxembourg.
Américo Bronze Marques Pinto et sa fille Maria Lanser-Marques
ont des mémoires très différentes de leurs premières années ici au
Luxembourg. Venus en 1968, ils se sont installés d’abord à Kayl, puis à
Dudelange où ils résident encore aujourd’hui. Maria aime beaucoup se
remémorer son enfance à Dudelange dont elle garde un souvenir heureux.
Américo en revanche traîne aujourd’hui encore les stigmates du racisme
auquel il fut confronté régulièrement.
Pedro Lima est un des premiers Capverdiens à s’installer au Luxembourg. Il évoque les épisodes positifs et négatifs à son arrivée, comme lorsqu’on lui faisait sentir qu’il était différent des autochtones. Il estime que le Luxembourg lui a donné énormément d’opportunités, à lui et à sa famille. À la fin de son témoignage, un peu ému, il nous confie qu’il a toujours pensé retourner au Cap-Vert pour sa retraite, mais une fois le moment venu, il ne pouvait plus du tout se résoudre à quitter le Luxembourg qu’il a tellement ancré dans son coeur. Il préfère désormais répartir des moyens séjours entre le Cap-Vert et le Grand-Duché.
Voix du Portugal
Quatre de nos témoins (non représenté ci-dessous) vivent actuellement au Portugal. L’équipe de tournage de Capsule a accompagné les commissaires de l’exposition au domicile de ces témoins pour deux jours de tournage sur place.
C’est dans la banlieue de Lisbonne que nous avons rencontré Paula et Rute Costa. Les deux soeurs sont nées au Portugal, mais elles ont grandi au Luxembourg. Paula était la deuxième Portugaise inscrite dans un Lycée classique au Luxembourg. Elle évoque comment elle a dû se battre contre les préjugés envers les Portugais. Les deux soeurs se rappellent très bien le temps juste après la révolution, quand elles avaient hâte de rentrer au Portugal et de sentir toute cette euphorie. Mais leurs parents voulaient qu’elles finissent d’abord leurs études secondaires au Luxembourg avant de déménager au Portugal. Toutes les deux sont reparties au Portugal pour leurs études universitaires et y ont fait toute leur carrière professionnelle. Elles reviennent cependant souvent au Luxembourg – et continuent de parler… luxembourgeois !
Un peu plus au nord du pays, non loin d’Aveiro, nous avons rencontré Mario Joaquim de Pinho et Mario Teixeira Pinto, qui sont beaux-frères et étaient tous les deux partis en Afrique pendant la guerre coloniale. Mario Pinto a ensuite toujours vécu au Portugal et n’a jamais pensé à partir. Mais sa fille est venue au Luxembourg au début des années 2000. Mario Pinho et Mario Pinto évoquent leurs impressions et souvenirs de guerre outremer. Rentrés tous les deux au Portugal avant avril 1974, ils rapportent que finalement, le 25 avril fut, contrairement au climat d’euphorie à Lisbonne, un jour comme les autres et que la Révolution des OEillets aura eu peu d’impact sur leur quotidien.
Text: Régis Moes et Isabelle Maas - Images: Capsule
Source: MuseoMag N°II 2024