Le jeudi 17 octobre à 19h, la Bibliothèque nationale du Luxembourg reçoit Anabela Mota Ribeiro – ainsi que le photoreporter Alfredo Cunha – en partenariat avec le Nationalmusée. Cet événement fait partie de notre riche cycle de conférences autour de l’exposition La révolution de 1974.
Un thème sur lequel la journaliste se penche depuis 2021, date à laquelle elle présente à la télévision publique portugaise RTP une première série d’émissions originales reposant exclusivement sur des entretiens avec des personnes nées après le 25 avril. Ce programme s’appelle Os filhos da madrugada [Les enfants de l’aube] et vient de connaître, à l’occasion du jubilé de la transition démocratique au Portugal, sa troisième et dernière saison. Lors de la conférence «Les visages de la démocratie» à la BnL, Anabela Mota Ribeiro évoquera le fruit de cette expérience avant de dialoguer avec le photographe à l’affiche du musée. Entretien.
Le public a l’habitude de vous voir à la télévision dans le cadre de programmes culturels: il a pu être surpris par Os filhos da madrugada, une série d’entretiens à dimension socio-historique. D’où vous est venue l’idée?
En tant que journaliste, mon domaine de prédilection est de fait la culture. Toutefois, ayant privilégié l’interview comme registre journalistique et mode de dialogue au fil de mon parcours, j’ai aussi été amenée à interroger des acteurs d’autres secteurs. L’idée de ce programme m’est venue lors de la pandémie, en 2020: pendant le confinement, des mémoires personnelles et collectives se sont ranimées et entremêlées. J’ai songé à ma mère et au fait qu’à ma naissance (je suis née en 1971), elle se trouvait à mille lieues de son mari mobilisé par la guerre coloniale en Afrique. Comment ces personnes faisaient-elles pour communiquer et continuer à vivre avec l’absence, la distance et la menace de mort? J’ai pensé à mes parents, comment ils ont traversé cette période de terreur, en nombre de points semblable à celle que nous avons récemment vécue enfermé.e.s à domicile.
Par ailleurs, la pandémie a ramené nombre de femmes au foyer: elles ont soudain été réduites aux tâches ménagères, répondant aux besoins de survie élémentaires du quotidien (repas, ménage, hygiène, etc). Même si certaines ont profité des moyens de communication virtuels pour continuer à travailler, moi, je n’ai pas pu car je suis tombée gravement malade. J’ai donc vécu cette phase de manière plus épidermique encore, avec de surcroît la conscience de reproduire le schéma de vie de ma mère sous la dictature, mais aussi de vivre recluse dans un corps de femme malade, avec toutes les interrogations intimes que cela soulève.
Rétrospectivement, je peux affirmer que tout cela a déclenché en moi une introspection telle que je me suis mise à penser à un programme qui correspondrait en fait à mon propre temps chronologique. Comme mes invité.e.s, je suis moi aussi une enfant de l’aube (j’avais à peine 3 ans quand la Révolution a éclaté).
Parliez-vous en famille de ce temps de guerre vécu par votre père?
Contrairement à nombre de familles au sein desquelles la guerre coloniale est taboue, où règne un mutisme absolu sur ce passé, j’ai évolué dans un foyer où ces traces peuplaient notre quotidien. Mon père adressait par exemple des photos de lui en Angola à ma mère, souvent en tenue militaire, en groupe avec des camarades de caserne ou parmi les autochtones. Et ma mère lui envoyait des photos de leurs deux enfants. Ces images se trouvent dans nos albums de famille, tout comme les nombreux aérogrammes que ma mère recevait de lui.
Vous dites que les mémoires parcourues avec vos invité.e.s correspondent à votre propre temps chronologique. Diriez-vous que cette émission a eu un effet thérapeutique sur vous?
D’une certaine manière, oui. Quand on revisite son propre passé, cela a toujours quelque chose de réflexif, cela nous permet de comprendre certaines choses, de les relire à la lumière de l’expérience collective. Il y a deux ou trois générations en arrière, le Portugal était essentiellement un pays pauvre, rural et analphabète: cela revient de manière récurrente dans les témoignages recueillis («je suis la première personne de ma famille à faire des études», «ma grand-mère analphabète», «mes grandes vacances passées au village»), et je me retrouve dans ces observations.
Vous avez passé toute votre jeunesse dans une des régions les plus reculées du Portugal: Trás-Os-Montes. Une terre natale qu’aujourd’hui vous semblez convoquer avec récurrence – par nostalgie?
J’ai toujours été très orgueilleuse de ma terre natale et y suis très attachée, même si entre-temps j’ai vécu plus d’années à Lisbonne, où je me suis établie en 1999, que n’importe où ailleurs. Mes parents vivent toujours là-bas et ma famille, j’ai donc de la région une connnaissance très concrète. Si j’évoque souvent Trás-Os-Montes, cela tient tout simplement au fait qu’aujourd’hui, je me retrouve plus dans la position de l’interviewée que de l’intervieweuse et par conséquent, ma terre natale est souvent citée car elle fait partie de mon récit biographique.
Vous êtes l’autrice du programme Os filhos da madrugada: quels critères vous ont tenu à coeur dans la sélection des candidat.e.s de l’émission?
Être né.e après le 25 avril, comme l’indique le titre du programme, jouer un certain rôle social ou jouir d’une reconnaissance publique, être issu.e de diverses catégories socio-professionnelles, représenter la diversité des décennies de ce demisiècle de démocratie (l’entrée du Portugal dans la CEE en 1986 marque une césure très nette dans les choix de vie qui se présentent par la suite), donner la parole à des personnes de bords idéologiques et de régions géographiques diverses, interviewer de manière croisée des personnes de générations différentes (mère/père-fille/fils), et enfin, respecter la parité entre hommes et femmes, car je suis féministe.
Quand avez-vous développé votre conscience féministe?
Je dirais à l’adolescence, lorsque je me suis aperçue de la différence de traitement entre hommes et femmes, comment celles-ci étaient bannies de l’espace public, de la rue. J’ai donc commencé à relever les inégalités de traitement, et la lecture d’une revue intitulée Mulheres, co-dirigée par Maria Teresa Horta et Maria Isabel Barreno, a eu un impact très fort sur cette prise de conscience féministe. Je me souviens avoir lu un article qui m’a durablement marquée et qui parlait des vacances telles que vécues par les hommes et les femmes. La conclusion était la suivante: finalement, les femmes en vacances continuent d’exécuter les mêmes tâches ménagères, soit faire à manger pour la famille, s’occuper des enfants, etc. Peut-être qu’en dehors du logement de vacances elles changeaient d’air, mais une fois de retour à la maison l’ordre des choses s’imposait à nouveau. Ma mère et toutes les femmes de sa génération ont vécu cette réalité… Mais moi adolescente, qui n’avais pas encore lu les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir ni mesuré la dimension politique du livre fondateur Novas cartas portuguesas [ndlr: publié en 1972, écrit à six mains par Maria Velho da Costa avec les fondatrices de ladite revue, et censuré par la PIDE pour son caractère immoral], j’étais abasourdie par cet article lu dans Mulheres.
Et quand prenez-vous conscience de jouir du libre arbitre?
Je dirais en premier lieu quand je réalise que je peux disposer librement de mon corps, avorter si je le souhaite, quand je veux et dans des conditions médicales dignes. Cette liberté [ndlr: l’avortement est légalisé en 2007 au Portugal, et sept ans plus tard au Luxembourg] peut sembler évidente mais ne l’est toujours pas de nos jours en raison d’un persistant poids social, familial… C’est pourquoi il est important de légiférer sur ces questions (le droit à l’indépendance financière et morale dans le cadre d’une union matrimoniale, le droit au divorce, le droit de vote...): c’est une prémisse.
Êtes-vous engagée dans la vie politique, et depuis quand?
Oui, et ce toujours plus. J’ai commencé à l’âge de 20 ans à me nourrir d’idéologies et à développer mon propre chemin. Certes, la position que j’occupe m’invite à observer une certaine réserve dans l’espace public mais mes convictions intimes sont très fortes.
Au Portugal, à deux mois du jubilé de la Révolution des OEillets, l’extrême-droite bat un record sans précédent aux élections législatives anticipées… Comment avez-vous réagi?
Avec une profonde tristesse… Hélas, ce vote du mécontentement s’observe un peu partout en Europe, voire aux États-Unis… Il n’y a pas d’analyse spécifique à en tirer pour le Portugal car c’est de fait un phénomène qui se vérifie mondialement face à la hausse des mouvements migratoires, de la pauvreté, de la désinformation, etc. Ce serait trop facile de conclure qu’au Portugal, le 25 avril et ses promesses ont été déçues. Le désarroi des gens est profond mais les dysfonctionnements sont plus complexes…
À l’instar du riche portfolio d’Alfredo Cunha qui fournit un panel représentatif du pays, de ses régions, de son évolution socio-économique, de ses figures historiques, on peut dire que les entretiens menés pour les trois saisons de Os filhos da madrugada offrent une auscultation tout aussi incisive du Portugal post-25 avril…
J’espère que c’est le cas. Je dirais même que cela va au-delà puisque dans les témoignages de ces «enfants de l’aube» se lit aussi le récit de vie de leurs aïeuls et donc, l’exercice a permis une auscultation transversale du pays quoique forcément partielle. Voilà pourquoi il était si important de veiller à la pluralité des intervenants.
Alfredo Cunha et vous même êtes des personnalités du
journalisme. Lui dit avoir eu pour figure tutélaire la féministe Maria
Antónia Palla. Et vous, quel fut votre mentor?
J’ai
travaillé dans des registres si divers et pour tellement de titres de
presse qu’il m’est difficile de citer une seule figure tutélaire. Mais
je peux affirmer qu’Adelino Gomes [ndlr: il a cosigné avec Alfredo Cunha
un livre phare quarante ans après la Révolution des OEillets] est une
plume qui m’a beaucoup nourrie.
Et si vous deviez désigner une seule photo iconique de la carrière d’Alfredo Cunha, laquelle choisiriez-vous?
Salgueiro Maia, évidemment.
Texte: Sonia da Silva - Photos: Estelle Valente
Source: MuseoMag N°IV 2024
Le programme Os filhos da madrugada (3 saisons) est disponible sur le site de la journaliste: https://anabelamotaribeiro.pt/
Les
deux premières saisons ont donné lieu à des retranscriptions publiées
chez Circulo de Leitores et disponibles en prêt à la BnL.
La conférence «Les visages de la démocratie» se tiendra le 17 octobre à 19 h à la BnL (1ère partie par Anabela Mota Ribeiro en français; 2e partie, dialogue en portugais avec Alfredo Cunha avec interprétation simultanée). Réservations sur le site www.bnl.lu