Vendredi 20 janvier 2023, fin de journée. Tandis qu’une nouvelle semaine de travail s’achève et que la première neige de l’année s’invite sous un ciel morose, plaçant le Luxembourg en alerte jaune, la salle Henri Beck appelée à accueillir une table ronde sur «les successions d’artistes et leur avenir» s’emplit graduellement, comme par enchantement. Déterminés, les inscrits ne font pas faux bond, et quelques non-inscrits trouvent encore l’un ou l’autre siège libre dans l’auditorium bondé. C’est ainsi que le Cercle Cité, coorganisateur de l’exposition Gast Michels (1954-2013). Movement in colour, form and symbols, clôture sur un véritable succès public son volet d’exposition dédié à l’oeuvre sur papier de l’artiste.
Autour de la table se trouvent réunis différents représentants de la scène artistique particulièrement concernés par la question: il y a tout d’abord les frères Frank et David Michels, en charge du Gast Michels Estate et sans qui l’exposition n’aurait pas été possible; Marlène Kreins, e.a. responsable des centres d’art de Dudelange qui ont récemment accueilli deux expositions monographiques (Dominique Lang et Jean-Pierre Adam); Dr. Andreas Bayer, directeur de l’Institut pour l’art actuel à Sarrelouis auquel est rattaché un centre de recherche sur les successions d’artistes; Jamie Armstrong, responsable du Lëtzebuerger Konschtarchiv affilié au MNAHA et enfin, en qualité de modérateur, Paul Bertemes, galeriste, critique d’art et fils de feu l’artiste Roger Bertemes.
Hériter de l’oeuvre artistique d’un de ses proches soulève une foule de questions – sur le plan logistique, artistico-critique, archivistique, sociologique, éthique et émotionnel, sans parler du volet financier et fiscal – qu’il conviendrait, pour des raisons de conservation comme de responsabilité morale, d’aborder du vivant de l’artiste. Or le plus souvent, ces prédispositions n’ont pas lieu.
Lorsqu’au décès de leur père en 2013, les frères Michels se retrouvent devant une vaste oeuvre éparpillée sur quatre sites (trois ateliers au Luxembourg – un d’hiver, un d’été, un autre dédié au travail sur métal – et un dernier dans le sud de la France), ils prennent leur responsabilité à bras le corps et envisagent la création à moyen terme d’un estate. Or, ils sont loin d’imaginer le travail de Sisyphe auquel ils vont devoir se confronter... «Il a fallu d’abord faire tout un travail d’inventaire et évaluer ce qui est à conserver. Mon frère Frank s’est chargé de réaliser d’emblée en haute définition un registre photographique des oeuvres et de voir comment stocker et conserver celles-ci suivant les normes standard en vigueur», rapporte David, le fils aîné, architecte de profession.
Frank précise: «Très tôt, nous prenons contact avec Paul Bertemes et les institutions, dont le musée, pour l’organisation éventuelle d’une exposition rétrospective afin de rendre hommage à l’un des rares artistes luxembourgeois ayant vécu de son art. Je participe également à un symposium à Berlin sur les successions d’artistes, ce qui me permet très tôt de prendre la mesure de nombre de paramètres.» Concrètement, il explique que l’inventaire est non seulement méthodiquement dressé dans un fichier excel mais suivant des standards permettant son exploitation directe sur une page web.
Marlène Kreins, programmatrice culturelle du centre Opderschmelz, évoque les expériences d’agrégation d’informations très distinctes liées aux projets Dominique Lang et Jean-Pierre Adams. «Dans le cas de la rétrospective Dominique Lang, pour laquelle nous avons voulu proposer un nouvel éclairage sur son oeuvre, il a fallu beaucoup creuser, allant jusqu’à explorer du matériel de cadastre, des plans, pour vérifier des informations, voire lancer un appel public à contributions pour repérer des oeuvres issues de collections privées.
Tant de personnes se sont manifestées en cours d’exposition que pour bien faire, il faudrait désormais s’atteler à dresser un catalogue raisonné pour mieux cerner l’étendue de l’oeuvre Dominique Lang. Dans le cas de l’exposition Jean-Pierre Adam, nous avons collaboré avec la famille qui conserve son oeuvre. Celle-ci a bénéficié d’un travail d’inventaire réalisé par la commune de Dudelange. Après 18 mois de travail, nous pouvions recenser près de 340 travaux (tableaux, gravures, sculptures, affiches, etc), soit la moitié de son oeuvre. Une sélection a dû être opérée à ce moment-là pour les besoins de l’exposition mais il est prévu de clôturer l’inventaire pour mieux cerner l’ensemble.»
Dr. Andreas Bayer laisse pour sa part entendre que les futurs projets de rétrospective ne s’accompagneront plus nécessairement d’un projet de catalogue vu les coûts d’impression de plus en plus élevés, mais aussi les conditions de stockage exigeantes qu’induit pareille production. «Dans notre centre à Sarrelouis, nous allons de plus en plus nous tourner vers les publications numériques – le Luxembourg en prend déjà la voie, ce qui est absolument fondamental et incontournable…»
Autre remarque cardinale du professeur: «Les décisions quant à ce qui doit être stocké, conservé, ou scientifiquement analysé ne devraient jamais émaner d’une seule et unique personne. Ces questions sont trop graves pour ne pas être évaluées par des voix expertes et neutres, à la lumière du matériel compilé à cet effet: coupures de presse, CV, photographies, cartons d’invitation, catalogues, brochures, dépliants, etc.» À l’institut que le Dr. Bayer dirige, un comité de sélection a été constitué à cette fin, à savoir «la sauvegarde du patrimoine culturel.» Le MNAHA dispose lui aussi d’un comité d’acquisition qui tous les mois se réunit pour délibérer des oeuvres ou documents à acceuillir dans nos collections.
Paul Bertemes intervient pour rappeler la démarche de ces artistes qui de leur propre main élaguent leur oeuvre au fil de sa production, à l’image de son père Roger Bertemes. «Mon père faisait partie de cette engeance d’artistes qui produisait avec un sens de l’autocritique très acéré, interrogeant continuellement sa production et son bien-fondé et détruisant beaucoup sur son passage. Ainsi avait-il pour habitude de créer au moins un dessin par jour, mais il en détruisait aussi au moins un tous les jours. Ceux qu’il considérait comme aboutis étaient signés, ce qui nous a aidés mon frère et moi dans notre travail de conservation.»
Au décès de leur père, Paul et son frère, tous deux sans descendance, décident de créer une entité juridique de type asbl avec trois autres personnes de confiance. Les statuts déterminent clairement ce qui doit advenir de l’oeuvre de Roger Bertemes en cas de décès des fils et conjointes. «Mais avec la nouvelle juridiction, la gestion d’une asbl s’est nettement complexifiée. La banque nous demande de remplir annuellement un registre des bénéficiaires effectifs.
Bref, une lourdeur administrative s’est ajoutée à des frais réels.» Car outre la question de la qualité de l’oeuvre à sauvegarder, il y a celle de la quantité à stocker. «Dans notre cas, nous avons investi dans un dépôt salubre en Allemagne: si nous étions restés au Luxembourg, vu les coûts de location, d’électricité, etc., il nous aurait fallu sacrifier deux à trois huiles sur toile par an pour y subvenir.» De manière générale, Paul Bertemes souhaite que les autorités assouplissent les démarches fiscales auxquelles les héritiers «bien intentionnés et responsables» doivent faire face. «Car, inutile de se leurrer: le marché de l’art au Luxembourg est si petit qu’une fois l’artiste décédé, il ne faut pas croire que ses oeuvres se vendront comme des petits pains. C’est déjà très compliqué et énergivore pour parvenir à réaliser une exposition après la mort d’un artiste et la vente qui en résulte est plus qu’incertaine.»
Jamie Armstrong voit la mission de son service, le Lëtzebuerger Konschtarchiv (LKA), appelé à centraliser toute la documentation liée aux arts plastiques en lien avec le Grand-Duché, comme suit: «Notre service doit être à même de recenser avec discernement et responsabilité les traces matérielles du passé importantes pour la postérité, dont le potentiel d’investigation est manifeste pour la recherche mais aussi dont le degré d’information est susceptible de refléter le paysage artistique autochtone.»
Par ailleurs, Jamie Armstrong souligne que le centre est progressivement appelé à accompagner les (futurs) héritiers dans leurs démarches de conservation. En ce sens, elle voit la mission du LKA aussi dans des campagnes de sensibilisation à large échelle afin de permettre aux artistes et/ou à leurs héritiers de préparer le terrain. «L’héritage de l’oeuvre d’un proche peut être perçu comme un trésor inestimable mais aussi vécu comme un poids insondable. Votre exemple est éloquent à ce titre puisque cela fait désormais dix ans que vous vous occupez des archives de votre père. Le cas du fils de Théo Kerg abonde dans le même sens puisqu’il y travaille depuis dix-sept ans.
«Il est évident que si de son vivant, l’artiste ne fait pas lui-même un travail de tri, celui-ci restera en suspens et se répercutera inévitablement sur la trajectoire de ses héritiers», souligne Jamie Armstrong. «Le travail d’artiste est comme celui d’un indépendant: il est judicieux qu’il dresse avec méthode un inventaire au fil de son processus de travail pour le moins cumulatif, qu’il organise ses documents comme p.ex. ses factures de vente d’oeuvres, mails, coupures de presse, etc. Cela faciliterait du moins sa transmission.»
À ce titre, Dr. Bayer, également enseignant au Kunstinstitut en Sarre, note toutefois que cette action peut être à double tranchant: «S’il est vrai qu’il convient de sensibiliser l’artiste à ordonner son travail et à recenser sa démarche artistique pour que tout ne finisse pas dans un conteneur, ce message ne peut être délivré trop tôt. Il serait en effet contreproductif d’inviter mes jeunes étudiants à songer à leur postérité alors qu’ils sont sensés s’adonner librement à une phase d’exploration, sans se brimer, sans avoir à songer que ce qu’ils créent alors est susceptible d’être conservé.»
Lorsque les frères Michels ont entrepris la démarche de créer une succession, ils auraient aimé pouvoir recourir à un vadémécum réunissant les best practices en la matière, recensant les dos and don’ts suivant un langage clair et accessible. Frank précise: «Cela m’aurait été d’un grand secours de disposer d’un guide des bonnes pratiques et m’aurait certainement évité de frapper à autant de portes avant de définir ma propre idée de la voie à suivre…»
Par-delà le volet matériel, il y a le volet émotionnel, relève le frère aîné avec un trémolo dans la voix: «Il n’y a pas plus émotionnel comme démarche lorsqu’on a été si proche de l’artiste: on a intimement vécu son parcours, vu comment il travaillait, quels artistes il fréquentait, dans quelles circonstances et à quelles étapes de son parcours. Chaque oeuvre recensée, chaque cahier de notes nous renvoyait à un épisode de vie… C’est tout un patrimoine émotionnel qui nous a traversés…»
Alors que la production artistique au Luxembourg a explosé ces
dernières décennies, comment envisager la conservation du patrimoine
culturel? Suivant quels critères normatifs?
La fille du
peintre Gust Graas est dans la salle et prend la parole. «Mon père a
toujours dit de son vivant: quand je serai mort, vous serez face à un
sacré problème. En effet, nous nous sommes retrouvés avec trois ateliers
sur les bras dont un en Espagne avec plus de mille tableaux, autant de
dessins et des tas de livres de sa plume. Nous avons d’abord fait une
présélection d’oeuvres, contacté des musées pour voir s’ils avaient un
intérêt d’acquisition, réalisé un inventaire photographique, contacté le
Lëtzebuerger Konschtarchiv pour accéder aux archives dans la
presse mais voilà, on est loin d’avoir constitué notre oeuvre.» Elle
confesse avoir même fait le tour de diverses institutions pour céder
gratuitement des tableaux mais que les réactions furent très diverses,
de l’indifférence à la suspicion en passant par l’accueil à bras
ouverts. «L’héritage est immense et le Luxembourg petit. Face à ce constat, j’ai entrepris la rédaction d’un livre sur mon père mais je ne sais plus quoi faire d’autre.»
Et le modérateur Paul Bertemes de la rassurer: «C’est déjà beaucoup», avant de céder le mot de la fin à Dr. Bayer: «Il est illusoire de croire que la société pourra tout absorber pour la postérité: les pertes matérielles seront inévitables et importantes. Il faut en prendre conscience maintenant et chercher à documenter de manière digitale cette production afin d’en garantir une transmission pour les générations futures, voire pour une éventuelle étude ou publication. L’heure est venue d’adopter une attitude très pragmatique.»
Texte et images: Sonia da Silva
Source: MuseoMag N°II 2023