Rétrospective sur une année charnière pour le musée qui couronne en beauté le jubilé du 25 avril 1974 en prologeant ces deux expositions jusqu‘au 12 janvier.

Dernière ligne droite de l’exposition La révolution de 1974, Des rues de Lisbonne au Luxembourg. Après huit mois intenses, ponctués par des dizaines de conférences, d’innombrables ateliers et visites guidées pas comme les autres, cette vitrine extraordinaire du 50e anniversaire de la Révolution des Œillets est prolongée d’une semaine et s’achève en fête le weekend du 11 et 12 janvier. Ce sera l’occasion d’un double finissage avec entrée gratuite, marqué e.a. par la venue exceptionnelle d’Alfredo Cunha.

Double finissage gratuit les 11 et 12 janvier 2025.

LA PROMESSE DE L’AUBE

« Le 25 avril est le seul jour qui a duré un an et demi ». Cette phrase insolite est d’Alfredo Cunha, le photographe qui a immortalisé la révolution. Un an et demi qui s’étend du 25 avril 1974 au 25 novembre 1975, soit de ce « jour premier entier et clair » dont les Portugais émergeaient après plus de 40 ans de dictature – selon le poème 25 avril de Sophia de Mello Breyner Andresen –, jusqu’à la fin du Processus révolutionnaire en cours (PREC) qui débouchera sur une démocratie stable au Portugal. La boutade évoque à merveille l’état d’effusion dans lequel le pays s’est retrouvé après le coup d’État pacifique déclenché par de jeunes militaires. Suite à ce jour inaugural, tout semble neuf, possible et à inventer, suivant le programme politique des trois D, établi par le Mouvement des Forces armées: la démocratie; le développement (selon des modèles de participation populaire); la décolonisation (ouvrant la voie à une nouvelle relation avec les anciennes colonies, conférant aux peuples colonisés leur indépendance).

L’exposition – extraordinairement bien documentée par les commissaires Isabelle Maas et Régis Moes, qui se sont même rendus au Portugal pour y recueillir des témoignages – a non seulement réussi à évoquer les moments forts de cet événement majeur de l’histoire contemporaine et ses impacts au Luxembourg, mais a aussi permis le partage de mémoires des visiteurs (lors de visites, d’échanges ou via des notes de témoignages, épinglés sur un panneau).

L’initiative de cette commémoration est plus que louable et l’ampleur de son impact impressionnante. Si les célébrations du 50e anniversaire de la Révolution des OEillets ont dépassé les frontières du Portugal, elles ont rarement connu la résonnance émotionnelle rencontrée au Luxembourg. Un succès que nous devons à la passion, au dévouement et à l’investissement personnel de plusieurs membres de l’équipe du musée.

Plus de 700 personnes ont assisté au vernissage de l'exposition le 25 avril 2024.

Le vernissage a d’emblée témoigné de la popularité de l’évènement auprès des Portugais, enregistrant plus de 700 participants le jour de l’ouverture festive. Le week-end portes ouvertes des 8-9 juin, à la veille de la Fête nationale du Portugal, a lui aussi connu une affluence remarquable, avec la participation de nombreux acteurs du tissu associatif et culturel, mais aussi de médiateurs issus de la nouvelle génération portugaise, comme les artistes Liliana Francisco et Steven Cruz que le musée a mobilisés pour réaliser un carnet d’exposition pour jeunes qui entretemps est devenu un vrai objet de collection. L’exposition d’Alfredo Cunha, montée en guise de pendant photographique à l’affiche historique avec le concours du Museu do Neo-Realismo (Portugal), a permis d’attirer un public plus large.

Pour illustrer notre propos, citons l’expérience de visiteurs: Ana, Nuno et leur fils Afonso, qui se sont établis au Luxembourg il y a moins d’un an, ont participé à une des visites guidées « Faces and Traces » de l’exposition Cunha proposée par Vera Herold. Les portraits des retornados (ceux qui sont retournés des anciennes colonies) sont très familiers à Nuno, ancien membre de l’équipage du fret aérien assurant le rapatriement de milliers d’anciens colons. Lors de la visite, il en parle avec émotion. Ana, sa compagne, se souvient que son père avait combattu dans la guerre d’Outremer, au Mozambique, et n’avait plus voulu y retourner. Au cours de cette visite comme lors de tant d’autres, les souvenirs affluent, les langues se délient et le partage est à fleur de peau.

Régis Moes et Isabelle Maas, commissaires de l'exposition La révolution de 1974. Des rues de Lisbonne au Luxembourg

UNE RÉVOLUTION ROMANTIQUE

Les historiens Irene Pimentel et Victor Pereira, la journaliste Anabela Mota Ribeiro, l’ancien correspondant du Monde au Portugal José Rebelo, comptent parmi les nombreuses personnalités qui à l’invitation du musée se sont rendues au Grand-Duché pour évoquer une page d’histoire dont les répercussions ont largement dépassé les frontières nationales et perdurent toujours dans la mémoire collective. « Un mouvement révolutionnaire sans morts, mené par de jeunes capitaines en liaison étroite avec les classes populaires. Des bouquets d’oeillets fleurissant les blindés qui défilaient le long des rues et des avenues de Lisbonne... Impossible d’imaginer un autre scénario plus romantique », synthétise José Rebelo dans son recueil de chroniques écrites pour Le Monde (La Révolution des OEillets – du pouvoir populaire au pouvoir parlementaire).

Un engouement historique qui à l’époque aimante même des intellectuels étrangers tels que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, ou encore des jeunes qui rêvent de participer à la révolution – comme le Luxembourgeois Serge Kollwelter, fondateur historique de l’União et de l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI), qui a vécu de près l’effervescence révolutionnaire lors de son séjour estival en 1975. À l’époque, il squattait un immeuble à Lisbonne avec d’autres jeunes, et se rendait aux endroits stratégiques où l’histoire s’écrivait au fil des jours. « L’utopie avait une place », a-t-il résumé en marge d’une mémorable table ronde organisée par le musée, et que j’ai eu l’honneur de modérer en présence de témoins venus du Luxembourg et du Portugal.

Échange entre la journaliste Anabela Mota Ribeiro et le photographe Alfredo Cunha le 17 octobre 2024 à la Bibliothèque nationale du Luxembourg

DES TÉMOINS PRÉCIEUX

Parmi eux, il y avait Manuel Malheiros, visiblement ému de convoquer ses mémoires personnelles au cours de cette rencontre symboliquement organisée au Casino syndical de Bonnevoie. Cet homme a été le témoin direct de l’agitation politique du PREC puisqu’il a été ministre du cinquième gouvernement provisoire, qui a duré à peine un mois et une semaine. On ne saura jamais si le jeune ministre et le jeune apprenti-révolutionnaire luxembourgeois se sont croisés, sans le savoir, dans les rues bouillonnantes de Lisbonne de l’époque. Mais les affinités étaient manifestes, au point que leurs chemins se croiseront durablement au Grand-Duché.

En effet, quand Manuel Malheiros débarque au Luxembourg en 1986, après l’entrée du Portugal dans la Communauté économique européenne (CEE), pour travailler à la Cour de justice de la future Union européenne, il se présente comme bénévole au siège de l’União pour venir en aide aux immigrés portugais, désireux de mettre à profit ses connaissances juridiques. Il deviendra alors le vice-président de l’ASTI et plus tard le président du CLAE (Comité de liaison des associations issues de l’immigration). Aux côtés de Serge Kollwelter, des syndicats et du mouvement associatif, il militera pour le droit de vote des étrangers et pour l’obtention des droits sociaux. En les réunissant là où tant de luttes se sont autrefois déroulées pour l’avenir de la communauté lusophone, le musée a encore eu l’intuition de les associer à une autre figure historique du combat pour les droits des travailleurs au Grand-Duché: António Paiva, réfractaire à la guerre coloniale.

Enfin, pour couronner cette table ronde d’un caractère historique, il fallait bien encore convoquer un ancien capitaine d’avril: ce fut chose faite en la personne d’António Rosado da Luz. Celui qui le 25 avril 1974, lors de l’encerclement de la caserne du Carmo où se trouvait réfugié Marcelo Caetano sous la protection de la Garde nationale républicaine (GNR), a transmis un message décisif d’Otelo Saraiva de Carvalho, commandant des opérations, au capitaine Salgueiro Maia, avait lui aussi fait le déplacement au Luxembourg. Quand d’une seule voix, tous se sont spontanément mis à entonner des chants révolutionnaires d’antan, l’émotion dans la salle était palpable…

Table ronde organisée le 26 septembre au Casino syndical de Bonnevoie réunissant António Rosado da Luz,(Capitaine d’avril), Manuel Malheiros, José Rebelo, António Paiva et Serge Kollwelter. Modération : Paula Telo, anciennement journaliste.

UNE GRAINE POUR ÉCLORE

Pour conclure, traversons l’océan direction le Brésil pour évoquer Tanto mar (« Tant de mer »), l’hommage du chanteur brésilien Chico Buarque à la Révolution des OEillets enregistré au moment où son pays est sous le joug d’une dictature militaire qui durera vingt ans. Il en livre deux versions. La première version – censurée au Brésil mais éditée au Portugal – date de 1975, en pleine période révolutionnaire, et dresse un parallèle entre la joie des Portugais et la soif de liberté de ses frères au Brésil: Je sais que tu es en fête, mec / J’en suis heureux / Et tandis que je suis absent / Mets-moi un oeillet de côté. Trois ans plus tard, en 1978, une nouvelle version déplore la fin de l’utopie, après le 25 novembre 1975 qui met fin au PREC. Ta fête a déjà flétri, mec / Mais on a sûrement / oublié une graine / dans un coin du jardin. Au moment où, un peu partout, le monde se tourne dangereusement vers des idéologies d’extrêmedroite, le souvenir du 25 avril redonne espoir. Fêter son jubilé, comme l’a fait si généreusement le Nationalmusée, c’est prendre soin de cette semence pour cultiver l’esprit de citoyenneté.

Texte: Paula Telo Alves - Photos: Éric Chenal, Sonia da Silva, e.a.

Source: MuseoMag N°I 2025